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Romans FICTIONS : romans, nouvelles, romans policiers, science-fiction, “fantasy”, poésie ... etc ... notés de 0 à 5 (+ X)
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Olga Tokarczuk, « Dieu, le temps, les hommes et les anges » éd Robert Laffont poche, 2019 (original 1996) 391 p « Contes plutôt que roman et contes assez sinistres“ RESUME : « Antan a tout l'air de n'être qu'un paisible village polonais. L'existence y est ponctuée par le temps : le temps d'aimer, de souffrir puis de mourir. Antan est situé au centre de l'univers - cœur du monde, cœur des hommes, cœur de l'histoire. Mais qui préside à son destin ? Dieu, qui du haut des cieux lui envoie les maux et les bonheurs dévolus aux humains, ou le châtelain Popielski, envoûté par le Jeu du labyrinthe que lui a offert le rabbin et qui, d'un coup de dés, renverse peut-être l'ordre des choses ? Un homme se transforme en bête, les âmes des morts errent dans le bourg jusqu'à se croire vivantes, des animaux parlent à une vieille folle... Au cours ordinaire de la vie se substitue brutalement la guerre avec son cortège d'événements diaboliques. Un conte ponctué de purs moments d'émotion, de fragiles instants de vérité saisis au vol par une plume d'une fraîcheur et d'une originalité peu communes. » (quatrième de couverture) COMMENTAIRES : Des contes centrés sur les personnages d’un village, ne font pas un roman. Si l’exotisme de ces contes pique la curiosité, ils sont tous assez sinistres, et on est loin de la « tendresse du narrateur » qu’évoquait l’auteur dans son discours de réception de son prix Nobel. Et l’écriture est trop narrative, au sens plat du terme, lui manque le jeu poétique de la métaphore. LECTURES d’autres ouvrages de Olga Tokarczuk : « Sur les ossements des morts » (2012) ; et « Jeu sur les tambours et tambourins » (22 nouvelles, 2023, 2001) ... : pas plus gai ! Et « Le tendre narrateur » (2019-20) : pas convaincant .
BIO : Olga Tokarczuk, la romancière polonaise contemporaine la plus traduite dans le monde, récompensée du prix international Man Booker 2018, et du prix Nobel en 2018. Preuve une fois de plus que les prix littéraires sont discernés selon des critères mêlant le politique au littéraire : pour ne pas entériner des préjugés discriminatoires il faut bien faire place dans le palmarès à des pays dont la littérature n’a pas connus de longues séries de succès internationaux, et à des auteurs féminins et/ou “discriminés“. C’est la tendance à la mode : être correct politiquement, moralement ...et littérairement... . |
« Chroniques de l’oiseau à ressort » (éd. Belfond, 2012 (1995), 955p)
un essai à demi raté qui sera transformé en succès 14 ans plus tard Dans « Chroniques de l’oiseau à ressort », ce livre de Haruki Murakami daté de 1995, on trouve tous les ingrédients de « 1Q84 », ce livre qui sera 14 ans plus tard un succès mondial et qui constitue le chef d’œuvre couronnant la carrière de ce écrivain pressenti depuis des années au prix Nobel de littérature. « Chroniques de l’oiseau-ressort » est un livre qui procure des sentiments mélangés aux lecteurs qui avaient découvert avec enchantement « 1Q84 ». En effet on y redécouvre quelques uns des événements, une partie de l’intrigue, des thèmes et même certains des personnages qu’on retrouvera dans « 1Q84 ». Mais disparates et mal reliés entre eux, d’où une impression désagréable de désordre qui déroute le lecteur ; et des analyses et des sentiments proches de ceux qui nous ont intéressés dans « 1Q84 » mais appliqués à des situations différentes les rendant beaucoup moins pertinents. Au centre de ces deux romans il y a un couple indéfectible mais séparé. Mais alors que dans « 1Q84 » l’auteur nous fait sentir avec d’infinies subtilités la force de ce qui attache Tengo et Aomamé malgré leur séparation et donne à l’espoir de leur réunion une tension au roman, dans les « Chroniques de l’oiseau à ressort » c’est l’inverse : tout part d’une rupture incompréhensible entre Toru Okada et Kumiko qui entraîne tout le récit dans la recherche d’une réunion qui ne cesse de s’éloigner ce qui se traduit dans le texte par des répétitions et des lenteurs finalement assez lassantes. Autre différence entre les deux romans : alors que dans « 1Q84 » le déroulement du récit est fluide car tout se cale sur l’alternance des événements qui concernent l’un et l’autre des protagonistes, dans « Chroniques de l’oiseau à ressort » cette alternance a disparu et les événements qui surviennent et qui ne concerne que Toru semblent arriver sans lien entre eux ni –plus gênant- sans lien avec la trame principale du roman. Et c’est pour le lecteur qui a déjà lu « 1Q84 », d’autant plus déroutant qu’il y a beaucoup d’éléments communs dans les deux romans : le personnage d’une adolescente assez “spéciale“ (mais taciturne dans « 1Q84 », et très bavarde dans « Chroniques de l’oiseau-ressort ») qui joue un rôle ambigu dans la vie du protagoniste masculin , et des relations sexuelles proches de la prostitution chez les protagonistes féminins, une conspiration aux contours mal définis et sans doute sectaires, le soutien apporté au héros par une dame riche et puissante, et même l’apparition dans les deux romans du même personnage d’Ushikawa au physique difforme et au mental très tortueux. Et les protagonistes masculins des deux romans ont beaucoup de traits communs : une indéniable modestie, le goût d’une vie simple et frugale (qui s’exprime notamment par leur attention à la cuisine), et l’acceptation à se prêter à de nouvelles expériences. Ce qui réunit Tengo et Toru, c’est qu’ils ressemblent beaucoup à l’auteur lui même. Non pas sans doute de façon strictement autobiographique, mais parce que ces deux personnages présentent des traits qui symbolisent comment Haruki Murakami conçoit le travail de l’écrivain, et sa propre progression dans le travail de l’écriture. Sa “méthode“ repose sur la reprise de ses précédents écrits et des thèmes qui l’obsèdent sous une forme qui tout en maintenant la trame de l’intrigue en explore de nouvelles “lames “ de significations. Ainsi le thème d’une brutale et énigmatique « disparition » de la femme aimée telle que celle de la “petite amie“ de Tengo dans « 1Q84 », est-elle plusieurs fois reprise par Murakami, déjà dans « Chroniques de l’oiseau à ressort », puis ensuite (en 2014) dans « Des hommes sans femmes » (où le mari –qu’il ne connaît pas- de son amante lui annonce « de toute manière" (?) qu’elle est décédée). Cette méthode de la reprise apparaît dès ses deux premiers romans (1973) qui viennent d’être réédités : le second (“Flipper“), est la reprise du premier (“Ecoute le chant du vent“), mais avec un léger décalage de l’intrigue et de l’accent mis sur les personnages ; deux romans assez maladroits –comme le reconnaît l’auteur- mais qui sont un témoignage de sa “méthode “ : toujours essayer, c'est-à-dire ne pas se satisfaire de ce qu’on a écrit, mais en tirer parti de ce précédent pour tenter autre chose –en mieux ; c’est pourquoi il a accepté –à titre pédagogique dirait-on la réédition de ses premiers ...essais littéraires. Bref lire « Chroniques de l’oiseau à ressort » sera peut-être une déception et une frustration pour le lecteur de « 1Q84 », mais donne un aperçu sur la personnalité d’un écrivain contemporain majeur et permet d’approcher sa méthode littéraire : comment arriver à écrire pour soi et pour les lecteurs. Un autre motif pour lire cet essai à demi raté de « 1Q84 », c’est qu’on y trouve plusieurs longs passages (sans liens véritables avec la trame du roman) sur des épisodes atroces de la dramatique occupation japonaise de la Mandchourie (l’état fantoche du Mandchoukouo entre 1937 et 1945) JRC –novembre 2021 |
HUNTINGTON Gladys : « Madame Solario », éd. Stock 1957 (1956), 413p « le snobisme proustien : clé des succès littéraires- hier comme aujourd'hui » Résumé : “Madame Solario“ est un roman d'une romancière américaine Gladys Huntington, publié sans nom d'auteur en 1956 : « Sur le lac de Côme, en Italie, dans un hôtel 1900, des aristocrates cosmopolites ainsi qu'une société mondaine ou demi-mondaine s'adonnent aux joies électives de la villégiature et de l'entre-soi. Un jeune couple, qui irradie la beauté et le mystère, va mettre à mal l'ordonnancement de cette bonne société : Natalia, la jeune et jolie veuve d'un richissime marchand ; et son frère, Eugene Harden, qui la rejoint à Côme après des années de séparation. Les deux personnages sont liés par un terrible secret : violée par son beau-père, Natalia a presque été vengée par son frère, qui a blessé au pistolet l'auteur du forfait. Le jeune homme a été contraint à un long exil. » Commentaires : Lisant ce roman près de trois quarts de siècle après sa parution, on ne peut qu’être étonné de sa célébrité (toute relative qu’elle soit à un public dit “cultivé“). Il est –comme on dit “bien écrit“, mais sans rien de très remarquable dans son style qui a cependant de bons référents (de James à T. Mann). Il est même de ce fait d’une écriture maintenant bien désuet. Le décor du roman (la vie de “jet set“ dans un palace au bord du lac de Come, très à la mode à l’époque) et l’intrigue elle même sont sociologiquement intéressants. Tout repose ici sur le mystère du personnage de Madame Solario, mystère qui a fait son succès ; un mystère qui tient essentiellement à des conventions quasi victoriennes : le tabou sur les pratiques sexuelles hors normes (adultère, inceste), le respect hypocrite de la soi-disant sensibilité féminine et la courtoisie de classe. De nos jours il s’écrit quantités de romans du même genre et ils ont le même succès (cf. Figaro Madame et prix littéraires), avec leurs auteurs eux aussi féminins et visant le même genre de public : la bonne société (aujourd’hui bobos). Toutefois ils tablent de nos jours sur l’opposé du mystère dont Gladys Huntington enveloppait son roman, maintenant l’effet de curiosité voyeuriste repose au contraire sur l’exhibitionnisme (sexuel) et sur l’empathie envers les “discriminés“. Bref Madame Solario est le prototype de cet inaltérable snobisme proustien qui aujourd’hui se propage et se popularise (sic) sur et grâce aux réseaux dits sociaux. BIO : Gladys Huntington, née Parrish le 13 décembre 1887 dans une famille de quakers à Philadelphie (Pennsylvanie), décédée en 1959 à Amberley (Sussex de l'Ouest), est une romancière américaine. Elle a passé une grande partie de sa jeunesse en Europe avant de vivre une vie cosmopolite et d'épouser un éditeur auprès de qui elle est enterrée dans le Sussex. Un quart de siècle après un premier roman passé inaperçu en 1934, elle publie Madame Solario, auquel elle a travaillé pendant plus de vingt ans, et dans lequel elle retrouve des paysages italiens de sa jeunesse. Ce roman est publié sans nom d'auteur en 1956 en Grande-Bretagne, et l'année suivante dans sa traduction française. « La critique anglaise salue unanimement l'apparition de Madame Solario comme un événement littéraire d'une exceptionnelle importance. La Book Society, dont le choix se porte sur les meilleurs livres, l'a immédiatement conseillé aux lecteurs. » (Marcel Brion, Le Monde du 25 décembre 1956). L'anonymat est sans doute dû à la discrétion d'une grande bourgeoise trop connue pour sa vie mondaine et son jardin manucuré pour assumer le risque de la publication, alors qu'elle a près de soixante-dix ans, d'un roman dont elle sait qu'il pourra choquer. Très déprimée, malgré ou à cause du succès de son unique roman publié anonymement en 1956, elle se suicide trois ans plus tard. Elle laisse un roman inachevé (et jamais publié), The Ladies’ Mile. “Madame Solario“ été adapté au cinéma en 2012 |
Carlo LEVI : « Le Christ s’est arrêté à Eboli » ( Cristo si è fermato a Eboli, Einaudi, Turin, 1945 )éd. Gallimard, 1948, Folio 1977 303p « Un chef d’œuvre de la littérature, qui ouvre sur une vision rare du pernicieux dédale que forment les institutions et la politique pour le peuple » RESUME : Le Christ s’est arrêté à Eboli“, disent les paysans de Gabliano , petit village de Lucanie (Basilicate), tellement ils se sentent abandonnés, misérables. « Le Christ s’est vraiment arrêté à Eboli, où la route et le train abandonnent la côte pour s’enfoncer dans les terres désolées de la Lucanie. » L’auteur antifasciste a vécu là en résidence surveillée (confinato) de 1935 à 36. L’histoire de son séjour forcé parmi ces gens frustres, malheureux ... et attachants est devenu un des grands événements de la littérature italienne. (Quatrième de couverture) COMMENTAIRES : Un chef d’œuvre ! Que je croyais avoir déjà lu -il y a fort longtemps. Erreur inimaginable : comment pourrait-on oublier avoir lu un tel livre quand on l’a une fois ouvert ? Sa qualité littéraire est indéniable, mais elle n’est rien à côté de celle dont témoigne l’auteur pour mettre en confiance tant de gens d’espèces dissemblables et hostiles les uns envers les autres et même en principe ennemi du confinato qu’était alors Carlo Levi. Et les faire narrer leur propre histoire et laisser ainsi émerger le trouble et l’ambivalence de leurs plus secrets mobiles ? On alléguera le don d’empathie de l’auteur, mais si le terme est juste, il est insuffisant, car ce que raconte Carlo Levi de l’existence des gens de Gabliano témoigne de bien plus : d’une sensibilité profonde qui sait trouver l’humain au fond des plus misérables, des plus dures et même des plus féroces personnalités. Car ce qui frappe dans cette communauté rurale perdue dans les montagnes arides du Mezzogiorno, c’est la misère : misère d’abord des paysans qui en grattant un sol aride ne récoltent que faim, malaria et mort ; mais misère presque équivalente des seigneurs (gentilhomini) et des petits bourgeois bénéficiaires d’un petit privilège par l’Etat, car ils y ajoutent le mépris des autres, l’âpreté de la rapine... et la rancune d’être eux aussi « confinés » à se résigner à la vie qui leur est faite. Dans ce récit, ni psychologie, ni analyses socio-politiques, mais on en apprend beaucoup sur l’homme (et pas seulement sur celui de Gabliano !) ; sur ce qui nous le rend attachant et sur comment le cours des choses le rend mauvais. On comprend mieux pourquoi la voix de la raison échappe aux Hommes (c'est-à-dire aux hommes comme aux femmes). Et pourquoi les “civilisés“, les urbains, les instruits, même «les humanitaires » et les « gens de gauche » n’arrivent jamais à comprendre ce qui se joue dans les profondeurs de la société (lire à la fin du livre les réactions de macronistes de l’époque au récit de Carlo Levi). Le peuple n’est qu’un insigne, un sigle –tel le fameux « SPQR » que Rome -jusqu'aux derniers tyranniques empereurs dégénérés de la fin de l’empire, faisait graver sur tous les monuments publics (tout comme la devise de la RF inscrite au fronton des mairies et des écoles). En 1935 le Christ s’était arrêté à Eboli, mais sans doute n’est-il jamais parvenu en bien d’autres d’endroits. Aujourd’hui où la misère est devenue plus chatoyante et l’illusion permanente, le Christ a simplement renoncé à s’arrêter sur la terre. BIO : Carlo Levi né en 1902 à Turin (où son père était médecin) est un peintre, un écrivain, un scénariste, un journaliste, un homme politique. Il a étudié la médecine et reçoit son diplôme de l'université de Turin en 1924 ; il n'a cependant pas pratiqué la médecine, choisissant de devenir peintre et de poursuivre une activité politique commencée à l'université. Adversaire du fascisme, il devint également membre du Parti d'Action. Arrêté en 1935, il est condamné par le régime au confino (résidence surveillée) dans une région désolée du Mezzogiorno (la Basilicate) à Grassano, puis à Gabliano. Il part en France (1939-1941), revient en Italie où il fait de la prison avant que Mussolini soit arrêté et exécuté. En 1963 il est élu sénateur (indépendant sous étiquette PC), puis réélu en 1968. Il meurt à Rome en 1975 et est inhumé à Aliano (le Gabliano de son célèbre livre). CITATIONS : « Tout pour les paysans a un double sens. La femme- vache, l’homme-loup, le baron-lion, la chèvre-diable ne sont que des exemples extrêmes où cette ambiguïté se traduit en images. Mais chaque personne, chaque arbre, chaque objet, chaque mot en participe. Seule, la raison n’est pas équivoque. Ni la religion et l’histoire. Mais le sentiment de l’existence, comme celui de l’art, du langage et de l’amour est infiniment multiple. Dans le monde des paysans il n’y a pas de place pour la raison, la religion et l’histoire. Il n’y a pas de place pour la religion justement parce que tout participe de la divinité, parce que tout est réellement et non symboliquement divin, le ciel comme les animaux, le Christ comme la chèvre. Tout est magie naturelle. » (p 131) « Giulia entra volontiers dans ma maison, telle une reine qui, après une absence, revient visiter une de ses provinces préférées, et elle y avait vécu tant d’années, y avait eu des enfants, avait régné sur la cuisine et le lit du prêtre qui lui avait fait cadeau de ces anneaux d’or qui lui pendaient aux oreilles. Elle en connaissait tous les secrets. La cheminée qui tirait mal, la fenêtre qui ne fermait pas, les clous plantés au mur. Jadis, la maison était pleine de meubles, de provisions, de bouteilles, de boîtes de conserve et autres richesses. Maintenant elle était vide. Il y avait seulement un lit, quelques chaises, une table de cuisine. Il n’y avait pas de poêle. Le repas devait être cuit à même la cheminée. Mais Giulia savait où se procurer le nécessaire, où trouver le bois et le charbon, à qui emprunter un tonneau pour l’eau, en attendant que quelque marchand ambulant vînt en vendre dans le pays. Giulia connaissait tout le monde et savait tout. Les maisons de Gagliano n’avaient pas de secret pour elle, ni les affaires d’un chacun, ni les détails les plus intimes de la vie de toute femme et de tout homme, ni leurs sentiments et mobiles les plus inavoués. Elle était vieille de plusieurs siècles, et rien ne pouvait lui être caché. Son savoir n’était pas emprunté à une tradition impersonnelle comme celui indulgent et silencieux des vieilles femmes ni à des racontars d’entremetteuses. C’était une sorte de froide connaissance des choses passive et impitoyable, qui reflétait la vie sans la juger. Ni pitié, ni blâme n’apparaissait dans son sourire ambigu. Elle était comme les bêtes un esprit de la terre ; elle ne craignait ni les intempéries, ni la fatigue, ni les hommes. Elle pouvait porter sans effort comme toutes les femmes d’ici, qui font les gros travaux à la place des hommes, les poids les plus lourds. Elle allait à la fontaine avec le tonneau de trente litres et le ramenait plein sur sa tête, sans s’aider de ses mains occupées à tenir l’enfant, bondissant sans perdre l’équilibre, sur les pierres du raidillon, comme une chèvre diabolique. Elle faisait le feu à la manière des paysans qui économisent le bois : en allumant une extrémité des bûches qu’on rapproche à mesure qu’elles se consument. Sur ce feu, elle cuisinait avec les maigres ressources du pays, des mets savoureux. Les têtes des chèvres, elle les préparait « a reganate » dans une marmite en terre, entre deux couches de braises, après avoir fait macérer le cerveau dans un bain fait d’un œuf et d’herbes aromatiques. Des boyaux elle en faisait les « gnemurielli », enroulées comme des bobines de fil, autour d’un morceau de foie ou de graisse avec une feuille de laurier, et grillées sur une broche à la flamme. L’odeur de chair brûlée et la fumée grise se répandaient par la maison et par la rue, messagères d’un régal barbare. » (p 120) « Dans la capitale, tous m’avaient demandé des nouvelles du Midi, et j’avais raconté ce que j’avais vu. Mais, de même que leurs formules et schémas et jusqu’au langage et aux mots dont ils se servaient pour les exprimer eussent été incompréhensibles aux paysans, ainsi la vie et les besoins des paysans étaient pour eux un monde fermé qu’ils ne cherchaient même pas à pénétrer. Au fond ils étaient tous –je le comprenais clairement maintenant- des adorateurs plus ou moins conscients de l’Etat, des idolâtres qui s’ignoraient. Peu importait que leur Etat fût l’actuel ou celui dont ils rêvaient. [...] D’où l’impossibilité pour mes politiciens et mes paysans d’avoir un langage commun. » ( p 282-283) JRC août 19 |
SCHLINK Bernhard « OLGA » Gallimard 2019, 267 p, traduit de l’allemand (Diogenes Verlag 2018) « Belle histoire, mais histoire triste » RESUME « L’Est de l'empire allemand à la fin du XIX° siècle. Olga est orpheline et vit chez sa grande mère, dans un village coupé de toute modernité. Herbert est le fi.ls d’uns riche industriel et habite la maison de maître. Tand.is qu'elle se bat pour devenir enseignante, lui rêve d'aventures et d'exploits pour la patrie. Amis d'enfance, puis amants, ils vivent leur idylle malgré l'opposition de la famille de Herbert et ses voyages lointains. Quand il entreprend une expédition en Arctique, Olga reste toutefois sans nouvelles. La Première Guerre mondiale éclate, puis la Deuxième. À la fin de sa vie, Olga raconte son histoire à un jeune homme qui lui est proche comme un fils. Mais ce n'est que bien plus tard que celui-ci, lui-même âgé, va découvrir ta vérité sur cette femme d'apparence si modeste. Bernhard Schlink nous livre le récit tout en sensibilité d'un destin féminin marqué par son temps. À travers les décennies et les continents, il nous entraîne dans les péripéties d'un amour confronté aux rêves de grandeur d'une nation. » (4° de couverture) COMMENTAIRES : Un bon roman, émouvant ... et intelligent. un roman dans la lignée du “Liseur“ qui a fait la renommée de l’auteur (et bien au dessus des romans qui ont suivi “Le liseur“ comme “Amours en fuite“ et “La femme sur l'escalier). Un roman où l’histoire d’Olga parvient au lecteur d’abord sous la forme d’une narration classique, puis par les souvenirs à la première personne du jeune garçon qui a vécu auprès d’Olga, et enfin par les lettres qu’Olga a persévéré pendant des années à envoyer en poste restante à son bien aimé disparu lors de cette expédition en Arctique. Et un roman qui se conclut un peu abruptement par une fin surprenante -ou à la réflexion pas si surprenante tant elle s’accorde si bien avec ce personnage d’Olga auquel le lecteur finit par s’attacher comme à un être proche malmené par les tribulations de l’histoire. Histoire –avec un grand H, c'est-à-dire une histoire trop grande pour elle mais aussi son pays. Car la morale sous-jacente à l’histoire d’Olga, est que sa patrie allemande a souffert -comme son bien aimé Herbert- de ce syndrome de vastitude -celui là même qui selon Hanns Zischler caractérise Berlin, et qui se formule ici “Deutschland ist zu gross für Deutschland“. Bernhard Schlink nous dit qu’Olga avait raison : le fautif est bien Bismarck. C’est lui qui a voulu que l’Allemagne de la culture commune dont on rêvait dans les multiples et si diverses principautés allemandes, prenne la forme de cet empire démesuré qui a mis la tragédie dans le destin allemand. Nous sommes certes redevable à B. Schlink de nous faire percevoir ce tragique du destin allemand, au travers d’un beau et émouvant destin féminin. Mais pourquoi B. Schlink a-t-il toujours besoin de faire subir le tragique de ce destin allemand uniquement à des personnages féminins, pourquoi il y a chez B. Schlink cette curieuse et troublante fascination pour les destins malheureux des femmes et pour leur acceptation de ce destin. Olga est finalement un roman triste.... comme l’était aussi “Le liseur » dont Olga reprend exactement la trame. Dernière réticence : B. Schlink est certes un grand écrivain allemand, mais il lui manque comme à beaucoup de ses confrères allemands ce goût de gourmand de la langue qui la fait devenir savoureuse pour le lecteur. Il est vrai que peu d’écrivains sont capables de jouer ce jeu, mais en Allemagne ils sont encore plus rares, ils n’ont jamais eu l’équivalent d’un Giono ou d’un Julien Gracq ; la faute sans doute à ce juridisme auquel la langue allemande se prête trop bien. Ce n’est sans doute pas un hasard si beaucoup de bons écrivains allemands actuels sont juristes de profession : Bernhard Schlink, Ferdinand von Shirach et Juli Zeh et que malgré leurs talents, leurs romans laissent une impression de froideur. BIO Bernhard Schlink, né en 1944 près de Bielefeld, est juriste. Il est l'auteur de nouvelles et de romans traduits dans le monde entier, et du succès international “Le liseur“ (1996), adapté au cinéma par Stephen Daldry. |
BALL David : « La prisonnière de Malte » [“Ironfire“ - @ D.Ball, 2004] - éd. Presses de la Cité, 2004, 980 p. « Le plaisir d'un bon roman historique » RESUME : « Malte, 1552. Inséparables, Nico, 10 ans, et sa sœur Maria, à peine plus âgée, jouent sur les falaises abruptes de l'île lorsque des corsaires turcs s'emparent du jeune garçon malgré la résistance acharnée de sa sœur. Nico sera vendu comme esclave à Alger tandis que Maria restera sur l'île, inconsolable. Des années plus tard, frère et sœur se retrouvent : ayant gagné la confiance du sultan, Nico doit donner l'assaut de son île natale, âprement défendue par les Chevaliers de 1’ordre de Malte... dont Christian, l'homme qui a su conquérir le cœur de Maria. Nico, déchiré entre la loyauté qu'il doit au sultan et l’amour de son peuple, réussira-t-il à sauver les siens lors du terrible siège de l'île ? » (quatrième de couverture) COMMENTAIRES : Un bon roman, mêlant habilement –et agréablement pour le lecteur- des événements historiques palpitants et les histoires entrelacées de deux personnages attachants tant par leur caractère bien trempé que par leurs amours mouvementés. La phrase fluide de David Ball fait agréablement naviguer ses lecteurs dans l’entre-lac de ces aventures qui sont aussi des faits vrais –ou qui auraient pu l’être. C’est exactement la recette du roman historique. BIO : David Ball, David Ball est un écrivain américain, né le 12 septembre 1949 à Denver (Colorado). Diplômé en journalisme, il a voyagé partout dans le monde et exercé une multitude de métiers. |
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REY Henri-François : « Les pianos mécaniques » éd Robert Laffont, 1962, 489 p « bohème et existentiel : innocence de l’émergence du mode de vie bobo » RESUME : « C’est la peinture de Caldeya/Cadaquès en passe de devenir le Saint-Tropez catalan, capitale de la décadence et société sans autres repères que le plaisir, qui est aussi un mal de vivre. » COMMENTAIRES : Un roman intéressant. Henri-François Rey sait camper des personnages attachants * (à cause ou en dépit de leurs désordres) et les faire servir à relancer une intrigue qui semble par moments s’enliser. Il n’évite pas les analyses “existentielles“ (mais à l’époque on pouvait guère y échapper), mais il sait les présenter avec un talent qui dessine –in fine- un tableau sociologiquement intéressant de ce qui inaugura le début de la “jet set“. Le Caldeya de Henri-François Rey, est l’équivalent littéraire de ce que fût–à la même époque- pour à l’industrie touristique le premier village de paillotes du ClubMed. Et ce qui fait l’attachement du lecteur à ces “pianos mécanique“ tient à l’innocence de ces premiers bourgeois-bohèmes, ici encore plus bohèmes que bourgeois. * Vincent avec qui s’ouvre le roman, ne sera qu’une sorte d’introduction à Régnier le romancier alcoolique, amateur de nymphettes, que protège son très jeune fils Daniel, et à Jenny : une belle femme tout à la fois dure et fragile. Les autres personnages comme les ados Serge et Nadine ou le vieux pêcheur le Mao fournissent l’éclairage : par le drame ou par la sagesse. BIO : Henri-François Rey est un romancier, dramaturge, journaliste et dialoguiste français, né à Toulouse le 31 juillet 1919, qui a vécu entre Cadaquès et Saint-Paul-de-Vence, et est mort mort le 22 juillet 1987. Romancier qui a connu le succès grâce à ces « pianos mécaniques » (prix Interallié 1962), Henri-François Rey aujourd’hui assez oublié, d’autant que les critiques ont parfois été réservés à son égard. CITATION (p 402-403) « —- C’est simple, il aimait une fille, une qui s’appelle Nadine et qui habitait au port de l’Arcade. Ils avaient décidé de partir ensemble, mais pour la fille c’était un jeu. Serge, il a attendu ; elle n’est pas venue, naturellement... Alors, il est mort. C’est tout - dit Daniel. Le Mao crache très loin devant lui. — C’est fait pour ça, les filles, dit-il, pour faire mourir les hommes... Je sais...Toute ma vie, j’ai vu des histoires comme ça, dit-il. Il n’y a rien à faire : c’est dans la nature des filles, et c’est dans la nature des hommes de mourir pour elles. — Pourquoi il n’y a rien à faire ? dit Daniel. Le Mao fait un grand geste. Ça embrasse tout, les maisons, le ciel et la terre sèche. — Parce que... C’est comme une maladie. Les hommes, ils rêvent qu’ils aiment ; mais les femmes, elles, elles sont avec les pierres et les plantes ; elles savent bien que ce n’est pas vrai ; elles sont comme la terre, elles vivent simplement, elles ne rêvent jamais... C’est pour ça... Et, chaque fois, les hommes, ils se heurtent aux femmes comme les bateaux aux rochers sur le cap Creus. Et les hommes meurent et les femmes continuent. Elles continuent toujours, ce n’est pas leur faute, c’est comme ça, elles ne peuvent pas faire autrement. [..] Elles ne savent pas qui elles sont ; elles oublient ce qu’elles font. Elles sont faites comme ça. Il n’y a rien à faire... c’est dans la nature des filles, et c’est dans la nature des hommes de mourir pour elles. »
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