TESTART Alain : « Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac » éd. Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2012, 548 p SUR QUELS FAITS FONDER NOTRE CONNAISSANCE SUR LES SOCIETES HUMAINES DU PASSE TRES ANCIEN ? Cette question essentielle, qui n'est pourtant jamais abordée de front dans les innombrables travaux concernant les différentes sociétés étudiées par les ethnologues et les données recueillies par les archéologues, est la suivante : « Sur quels faits, sur quels ensembles de faits –les principaux étant ethnographiques et archéologiques- fonder notre connaissance de l’évolution passée des sociétés ? » Pour répondre à cette question Alain Testart a entrepris avec une rigueur exemplaire de passer en revue l’ensemble des travaux tant archéologiques qu’ethnographiques, menés dans le monde entier. Et les faits établis par ces travaux ont été analysés par l’auteur dans une confrontation des méthodes propres à chacune de ces deux approches. UN OUVRAGE QUI FOURNIT UNE REPONSE CLAIRE A CETTE QUESTION : L'ouvrage part de ce constat : "à partir du IVe ou du IIIe millénaire [avant JC], l'Orient est emporté par un quadruple mouvement: le bronze, la ville, l'écriture, l'État. Or, les chefs barbares de l'Europe du IIe et 1er millénaire, accueillent l’invention proche-orientale du bronze, mais n'accueillent pas les trois autres inventions. Pourquoi ? " Alain Testart fournit des réponses parfaitement claires à cette question qui pose en même temps celle de l'origine de la démocratie. Pour lui "la naissance des villes ne s'explique pas par des considérations économiques, mais s'explique partout par l'existence d'un pouvoir centralisé. La ville est liée à l'État, elle naît de lui. L'écriture est pareillement liée à l'État. C'est donc cette trilogie homogène qui est refusée par l'Europe barbare. Ici le point clé est l'État." "Dans le cadre de l'Europe barbare, ce sont ses structures politiques qui expliquent qu'elle n'ait pas inventé ni adopté l'État. C'est la démocratie primitive. La démocratie primitive est mieux organisée, politiquement et surtout militairement. Elle permet des fédérations, comme le montre l'exemple iroquois, permet en d'autres termes la gestion de plus grands ensembles politiques. Sa force lui vient de l'assemblée du peuple, réputée souveraine. Partout où nous voyons de tels régimes, surtout en Amérique du Nord, l'esclavage pour dettes, cette plaie de la démocratie, n'a pas été institué. Toute assemblée populaire représente une limitation du pouvoir des grands. Telle est la force de ce régime." "Sa faiblesse, c'est d'être néanmoins toujours menacé par le pouvoir des puissants, qui cherchent à consolider leur pouvoir, à accroître leur prestige, à rendre héréditaires les positions politiques qu'ils ont acquises. Toute démocratie est toujours menacée par un coup d'État, et les mieux réussis de ces coups d'État, d'Auguste à Hitler, consistent toujours en une accumulation progressive de titres officiels et de pouvoirs pérennisés. Mais la démocratie primitive n'est pas favorable à la naissance de l'État. (Les organisations lignagères le sont beaucoup plus. Car qui dit organisation lignagère, enfin, dit hiérarchie)." Pour Alain Testart si l'Europe refusa longtemps l'État, a fortiori les États despotiques du Proche-Orient, "quand elle l'accepta, elle le fit, au moins dans l'Athènes des Ve-VIe siècles, longtemps après la ruine de Mycènes, et probablement par des Doriens organisés en démocratie primitive, sous la forme de la démocratie athénienne. Cette même Europe réinventa, elle et certaines de ses ex-colonies, au cours des XVIIIe et XIXe siècles, les formes modernes de la démocratie, maintenant si répandues que l'on en oublie facilement qu'elles furent pendant trois millénaires des exceptions. L'aventure est unique au monde. " [voir - document de synthèse in "Bibliothèque papillonneuse" ] BIO : Alain TESTART après une formation d'ingénieur (Mines de Paris), s'est tourné vers l'ethnologie. Il est entré au CNRS en 1982, devenant Directeur de recherche émérite en anthropologie sociale au CNRS et au Collège de France. Son décès récent (2 septembre 2013) fait perdre à l'ethnologie un chercheur d'une puissance et d'une érudition qui laissaient espérer des nouvelles avancées sur l'évolution des sociétés humaines que ses précédents travaux avaient déjà tracées. janvier 2014 Les points essentiels de la synthèse de A. Testart sur l’évolution paléoanthropologique : Le mode de vie des chasseurs-cueilleurs a caractérisé toute l’espèce humaine “sapiens“ depuis ses origines (vers moins 150.000 ans) jusqu’à la “révolution néolithique“ (vers moins 10 à 5.000 ans), et la distingue des espèces d’Homo et d’Homininés antérieures. Les caractéristiques de cette première période paléolithique et mésolithique de l’espèce humaine sont constantes sur toute la période et sur l’ensemble de la planète, ce sont les suivantes : · * un nomadisme de petits groupes familiaux ne dépassant guère plus de 20 à 30 individus (pouvant toutefois s’adjoindre des groupes voisins pour une grande chasse). Vendettas possibles, mais pas de guerres car : a) la population humaine est réduite et la terre est libre, b) l’outillage est sommaire et évolue très lentement, pas de mobilier, des abris temporaires légers. · * ce sont des sociétés sans richesses (sociétés dites achrématiques), avec très peu d’inégalités sociales (mais des formes d'esclavage peuvent exister), · * les sociétés qui existent sont définies par les grands deux régimes pour obtenir des femmes : · 1° ou « Obligations viagères » : elles mettent le gendre indéfiniment (souvent à vie) sous la dépendance de sa belle-famille (de sa belle-mère chez les Aborigènes australiens). Le gendre ne dispose pas du gibier qu’il a obtenu, et vit en quasi-esclavage dans sa belle famille. La forme des liens sociaux (exogamie) est définie (dés la naissance) par une classification totémique immuable, · 2° ou « Service pour la fiancée » : le gendre doit des services à son beau père, services qui sont souvent une forme d’esclavage, mais pendant une période limitée. L’évolution se fait vers la fin du Paléolithique supérieur (vers moins 10.000 ans) ; moins par de nouvelles techniques que par une cueillette plus systématique. La société reste celle des chasseurs cueilleurs, mais si les conditions environnementales sont favorables elle évolue vers un stockage des vivres, et/ou une petite agriculture, et un début de sédentarisme. A partir de ces évolutions se développe ensuite une société avec des richesses et se forme une ploutocratie qui dans un premier temps emploie cette richesse en ostentations (potlatch des indiens de la côte pacifique ouest, “big men“ de Nouvelle Guinée..etc.). L'existence de richesses nouvelles fait évoluer le "service pour la fiancée" vers le "prix de la fiancée". Mais la propriété demeure encore « usufondée » : on n’est propriétaire que de ce dont on se sert et tant qu’on s’en sert ; et si l’esclavage pour dette existe parfois, l’expropriation du débiteur n’est jamais admise.
Puis à partir des débuts de l’agriculture (à partir de moins 10.000 au plus tôt), les pouvoirs politiques des chefs et de l’oligarchie augmentent (notamment par l’accaparement des revenus tirés des échanges), et les gens tendent à se libérer du « service pour la fiancée » par la remise d’objets utiles (p.ex. un canoë) ou précieux, et le « prix pour la fiancée » se substitue au « service pour la fiancée ». On entre progressivement dans une société dite « chrématique » qui est à la fois une société où l’individu est plus libre (moins dépendant des coutumes), mais où l’esprit de domination (et d’exploitation de ses semblables) engendre des inégalités croissantes, avec une forme de « propriété foncière » qui permet aux dominants de s’enrichir en tirant des revenus de biens ou de terres qu’ils n’ont ni produits ni utilisés. L’exception “démocratique“ de l’Europe. L’évolution vers des régimes tyranniques ou despotiques qui supposent des Etats, se développe en Asie, puis dans les Amériques, mais pas en Europe où l’Etat n’existe pas avant l’époque moderne (historique) et où demeurent des formes primitives de démocratie qui limitent le pouvoir des puissants et des riches. Les premières migrations qui ont affecté la période néolithique se sont faites sous forme de « remplacements » de populations, qui n’ont pu être pacifiques car la terre n’est plus libre comme au paléolithique (où on échappait aux conflits en s’installant plus loin). L’exemple de la « civilisation du rubané » qui s’étend (entre moins 5500 et moins 4800 ans) du moyen Danube au bassin parisien s’est faite par la guerre (avec massacres et cannibalisme) au détriment des chasseurs-cueilleurs. Et il n'y a aucun exemple historique ou ethnographique qu’un peuple ait déplacé un autre de façon purement pacifique. Le Néolithique est la principale révolution de l’Histoire, elle inaugure une évolution des sociétés humaines vers la dissolution des liens sociaux coutumiers (ou -version positiviste- vers plus de liberté de l’individu), et son remplacement par l’équivalent universel de l’argent. Le développement accéléré des techniques renforce cette évolution. L’évolution histoire montre en outre que quand on passe d’un stade, d’un régime à un autre, il n’y a jamais de retour au stade antérieur. * * * * * Au delà du travail d’Alain Testart, quelles perspectives pour le futur ? Une hypothèse : Au delà de la synthèse proposée par A. Testart, se fait jour une hypothèse pour l’évolution future de l’espèce humaine. On semble bien en route vers une destruction toujours plus grande de l’environnement, et vers un développement accéléré des techniques facilitant l’extension des pouvoirs des riches et l’accentuation des inégalités. Le projet « Transhumaniste » s’inscrit dans cette ligne. Il vise à terme l’émergence d’une nouvelle espèce reléguant les “simples humains“ en une sous-espèce de serfs spécialisés pour le service de l’espèce dominante constituée d’humains aux performances augmentées par des manipulations génétiques et par adjonction d’éléments matériels électroniques/bio-ioniques...[rappelons à ce sujet les craintes de JP Demoule : "on sait aussi qu’il n’y a aucune raison que les manipulations génétiques, déjà bien avancées sur les espèces animales et végétales, ne s’étendent pas à l’homme"] novembre 2017 |