ZEH Juli : « Brandebourg » [Unterleuten] “parmi les gens“ traduit par Rose Labourie éd. Actes-sud, 2017 (2016 Luchterhand verlag), 516 p « Un roman très fort ! Doit on voir en Juli Zeh le Heinrich Böll d’une Allemagne … pas si bien réunifiée ? » RESUME : « Les éoliennes peuvent rapporter gros – mais à qui ? Une partie d’échecs se joue dans ce village du Brandebourg où des Berlinois épris d’un romantique “retour à la campagne” côtoient des paysans du cru et leurs familles. De vieilles rancoeurs -datant de l’époque de la chute du Mur et d’avant !- se réveillent et des stratagèmes de vengeance se fomentent. Des manipulations se développent pour tirer profit des désirs des uns et des haines des autres. Entre rire et effroi, un formidable thriller rural qui renouvelle et dynamite le roman de terroir. » (d’après le quatrième de couverture). COMMENTAIRES : A l’Est enfin du nouveau ! Voilà 27 ans que le destin historique et littéraire de l’Allemagne est coincé entre “ostalgie” et refoulement. Das Grosse Deutschland, l’Allemagne réunifiée (?) d’aujourd’hui est plus que jamais ancrée à l’Ouest par sa “Mutti“ fille de pasteur éduquée dans un régime communiste, comme elle le fût après 1945 par le rhénan Adenauer. Et cette grande Allemagne veut croire que sa division qui a duré près d’un demi-siècle a disparue sans laisser la moindre trace. C’est du moins ce que les “Wessis“ (Allemands de l’Ouest) veulent croire depuis que leur « Main fidèle » (la “TreueHand “ cet admirable oxymore qui désigne l’organisme qui a organisé les transferts de propriété), a transféré toute l’économie de l’ex Allemagne de l’Est entre les mains des spéculateurs du capital financier. Comme ces mêmes “Wessis“ veulent croire que l’ «ostalgie» des Ossis (habitants de l’ex RDA ou DDR) relève d’un amusant folklore, comme les “Spreewaldgurke“ (ces cornichons de la forêt de la Spree que le film « Good bye Lenine » a rendu célèbres). Littérairement l’extraordinaire « accident » historique que fut la RDA n’a eu aucune postérité. Et ne peuvent en tenir compte les deux mauvais romans –mauvais d’ailleurs pour des raisons stylistiques très différentes- produits par des descendants de la nomenklatura est-allemande et encensés par les critiques ouest-allemands au point qu’on a même décerné au roman de Uwe Tellkamp -« la tour »- le Deutsche Buchpreis (le Goncourt allemand). On s’était donc résigné à ce qu’après un demi-siècle de division allemande, cet extraordinaire épisode historique soit sans destinée littéraire : après-tout la Révolution Française n’a produit aucune œuvre littéraire… Mais voilà que paraît un roman qui va sans doute changer nos perspectives sur la littérature allemande d’aujourd’hui. Le roman « Brandebourg » de Juli Zeh, donne enfin à voir la vie des « Ossis », ces allemands de l’ex RDA, qui n’ont pas émigrés vers l’Ouest et sont restés dans ce qu’à l’Ouest on appelle les nouveaux Länder. Et qui après avoir subi les aberrations bureaucratiques d’un régime stalinien, essuyés les déchirements et désillusions qui ont suivis de la “chute du mur“, sont pris dans les rets d’une économie “libérale“ aussi féroce qu’habile à se servir des armes d’une bureaucratie maintenant teintée de vert. Le titre allemand du roman de Juli Zeh est parlant : “Unterleuten“ est le toponyme du patelin rural où se déroule l’action de ce roman et signifie “parmi les gens“. Car c’est bien la première fois qu’un roman parle vraiment de ces gens, de ce qu’ils vivent aujourd’hui et comment les déchirements d’un passé dont ils portent encore physiquement et mentalement les traces se mêlent aux entreprises de forces économiques et politiques qui pour leur être lointaines vont cependant peser lourdement sur leurs existences. La force de ce roman est de faire ressentir au lecteur ce que vivent réellement les gens et pourquoi ils le vivent ainsi. Et ceci à travers les péripéties que suscite un projet de construction d’éoliennes sur le territoire de la commune. A travers ce qui devient un véritable et très prenant thriller, toute la mythologie qui structure les mentalités des sociétés contemporaines (et pas seulement de la société allemande, comme la précision du texte pourrait le faire croire) est passée au crible d’une critique perspicace qui n’épargne aucune des idéologies qui occupent actuellement la scène sociale. Et cette critique s’inscrit admirablement dans le caractère de chacun des personnages, au point que le lecteur ressent avec une empathie croissante les déchirements et les espérances et cela même pour ceux qui apparaissaient au début de l’histoire comme vraiment antipathiques. L’écriture de Juli Zeh est limpide, claire et précise, ce qui rend sa critique féroce : elle n’épargne personne ni aucune idéologie. Elle dit écrire –et en particulier avoir écrit ce roman- parce qu’elle s’intéresse à l’origine des crimes, comme à celle des guerres (nouvelles variations sur la banalité de mal ?) … Juli Zeh est un auteur assez étonnant par son parcours personnel, et par les thèmes qu’elle a déjà abordés. Et surtout par son style implacable qui devient par moments glaçant. Il perce dans son écriture une sorte de froideur qui tient un peu de la « distanciation » brechtienne, mais que l’on peut aussi rapporter à sa formation et son expérience de juriste. Le droit est une forme de la distanciation, mais aussi un jeu avec les règles (on notera d’ailleurs que le jeu est le thème sous-jacent des écrits de Juli Zeh), d’où une certaine ambiguité -ou ambivalence- que l’on ressent parfois à lire Juli Zeh. Car ce jeu avec les règles juridiques est aussi le thème d’un autre écrivain allemand : Ferdinand von Schirach, qui lui est pervers et déplaisant. Et le droit international qui tend aujourd’hui à se présenter comme un substitut à la démocratie (voir le rôle des “traités“ dans l’UE), n’esquive pas pour autant ses responsabilités : « summum jus, summa injuria »… Juli Zeh est n’est pas une débutante, déjà il y a dix ans elle nous avait donné un roman très fort sur la jeunesse (« La fille sans qualités » (Spieltrieb : c'est-à-dire pulsion du jeu) voir ici : http://terra.antiterra.free.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=336&Itemid=83 . Avec Juli Zeh la littérature allemande tient peut-être le grand écrivain, -le Heinrich Böll- de l’époque actuelle. Et avec Juli Zeh et par une ironie de l’histoire, le Heinrich Böll de l’époque de la RDA, viendrait donc de Bonn ! BIO : Juli Zeh, née en 1974 à Bonn, est une juriste (droit européen et international) et romancière allemande Elle habite aujourd'hui avec son mari (écrivain lui aussi), près de ses chevaux, dans la campagne brandebourgeoise. Elle a en outre été porte-parole de l'association de protection des animaux “Vier Pfoten Stiftung“ (Fondation quatre pattes).Si son inquiétude sur le remplacement des droits de l'homme par le discours sécuritaire et l'instauration d'une surveillance généralisée ont inspiré l'essentiel de ses interventions publiques ainsi qu'un ouvrage cosigné avec l'écrivain Ilija Trojanow, Atteinte à la liberté (Actes Sud, 2010), sa critique de la société et du progrès s'arrête à Internet. Juli Zeh ne veut cependant pas qu'on confonde ses livres et la critique sociale. La narration demeure la préoccupation principale de cette romancière, qui reconnaît sans fausse honte produire des histoires sur un mode traditionnel. Parmi ses œuvres traduites en français : L'Aigle et l'ange, La Fille sans qualités (2007), Corpus delicti : un procès (2010), Décompression (2013)… Brandebourg … autres rivages … Le roman de Juli Zeh “m’interpelle“ personnellement, car les gens d’Unterleuten, je les connais très bien. Certes je ne me suis jamais installé “à demeure“ chez eux et de ce fait je n’ai jamais eu à réagir comme ils ont eu à le faire dans le roman à des projets qui bouleversaient leur quotidien. Mais au cours des vingt-cinq années qui ont suivi la réunification, j’ai séjourné et aussi parcouru à vélo (et même en kayak) des jours et des semaines durant -et à toutes les saisons, les innombrables Unterleuten qui parsèment les campagnes entre Berlin et la Baltique, m’adaptant à leur quotidien et échangeant avec les « indigènes » comme avec les Berlinois qui venaient y passer leurs congés (parfois dans des campings dont certains avaient été arrachés par des associations populaires aux mains rapaces de la Treuehand). Et je me suis attaché à leurs destins comme je me suis attaché aux paysages dans lesquelles ils vivent. Je connais également bien la vie des Berlinois authentiques et j’ai assisté comme eux aux transformations de leur ville dont les plus perturbantes ont été moins architecturales (et pourtant on sait combien “la geste architecturale“ a pu proliférer à Berlin !), que celles induites par les modes de vie d’une jeunesse venue du monde entier pour “s’éclater“ dans les festivités inspirées de la trop fameuse Love parade. C’est pourquoi je ne peux qu’admirer la perspicacité de Juli Zeh quand elle analyse ce qui fait agir les gens d’Unterleuten. Elle développe dans son roman une capacité étonnante d’empathie avec ses personnages en même temps qu’une clairvoyance sans pitié sur leurs motifs profonds. Mais cette implacable perspicacité suscite chez le lecteur une sorte de malaise persistant. Les pensées que Juli Zeh met dans la tête de ses personnages ont une justesse qui fait presque peur. Elle leur fait penser ce qu’ils ne sont pas encore capables -ou n’osent pas formuler. Empathie certes, mais aussi froide objectivité. L’auteur vous apparaît ainsi comme une intelligence extra-terrestre, comme ces robots supra-intelligents et super-performants qui peuplent la littérature de science fiction pour mettre sous tension le lecteur (d’ailleurs l’auteur l’avoue : le thriller est son modèle narratif). Mais ce qui structure en profondeur ce qu‘écrit Juli Zeh est le modèle juridique. Il s’agit de se mettre à distance, et d’utiliser les règles du droit pour mieux analyser les motifs des acteurs et pouvoir les « juger » objectivement. L’intelligence de l’auteur et tout son talent d’écrivain (qui est grand) ne peuvent empêcher la froideur de ce qu’elle écrit. Paradoxe de cette mise à distance : dans les remarques sur le caractère de ses personnages, se dessine un véritable auto-portrait de l’auteur, chaque personnage constituant une facette de la personnalité de l’auteur, qu’on ne pourra s’empêcher de reconnaître dans les personnages de Linda –la si volontaire et si dominatrice éleveuse qui parle à l’oreille des chevaux et s’impose aux hommes, mais aussi Gombrowski qui veut le bien pour tous mais dont toute l’action finit par produire le mal (symbolisant ainsi la malédiction de l’action politique). Cette froideur sous-jacente est aussi celle d’une génération pour qui le jeu des virtualités numériques sur Internet est devenu plus réel que tout le reste ; et Juli Zeh l’analyse parfaitement quand elle décortique le personnage du frère de Frederick Wachs –Timo le fondateur d’une start-up à succès (du type FaceBook). Mais l’auteur semble lui même adhérer à ce jeu d’abstractions ; et ce n’est pas un hasard si malgré la qualité stylistique de Juli Zeh, les paysages du Brandebourg n’apparaissent presque jamais et ne semblent susciter aucune émotion ni aucune sensation chez ses personnages. L’environnement au sens le plus immédiat, le plus sensible n’existe pas chez Juli Zeh, dont l’implacable perspicacité a toutefois amené à inscrire dans son roman deux personnages qui illustrent au plus haut point cette négation du « réel » : le spéculateur Meiler et Pilz le commercial de la société d’éoliennes. Juli Zeh ne dynamite pas que le roman de terroir -comme le dit son éditeur, c'est le terroir lui même qu'elle annihile. Visiblement pour sa génération qui vit dans un cosmopolitisme numérisée, le terroir ne semble qu'un pur archaïsme. Au point que Juli Zeh qui sait admirablement analyser les motifs qui font agir ses personnages, n'a guère de mots pour évoquer l'attachement sensible au terroir. Cette curieuse méconnaissance participe sans nul doute de cette « amnésie générationnelle à l’environnement »[1] qui est le trait essentiel qui caractérise les générations qui vont –poussées par l’ambition d’être reconnues comme performantes- construire le monde de demain. Un monde qui sera ainsi (et enfin ! diront-ils) totalement construit, où la nature n'aura plus aucun rôle, un monde où tout ne sera que jeux numériques. « Brandebourg » peut ainsi être vu comme la chronique annoncée des transformations de l’imaginaire tels que les Transhumanistes le préparent. Maitriser les êtres à quatre ou à deux pieds ne devrait pourtant pas être notre unique ambition et nous devrions nous rappeler que durant cent mille ans notre espèce a su observer une nature qui avait une âme, et pour s’en inspirer a su la dessiner. Le Brandebourg n’est pas seulement un lieu où se concentrent de vieilles rancoeurs, c’est aussi une admirable nature de forêts et de landes sablonneuses au-dessus de laquelle règne la lumière du Nord, l’incomparable lumière du Nord qui irradie un bleu très pâle, délavé, presque laiteux, cette lumière rêveuse et nostalgique qui a inspiré tant de peintres allemands. Mais ces “impressions“ relèvent sans doute maintenant d'un romantisme qui n'apporte que brouillages sur les algorithmes décisionnels... TAT-jr- Septembre 17
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